QUAND LA POÉSIE JONGLAIT AVEC L'IMAGE
SAMUEL MARCHAK ET VLADIMIR LEBEDEV
Pour des enfants du XXe siècle, découvrir les quatre livres de Samuel Marchak et Vladimir Lebedev est une curieuse expérience. Quils soient nés (comme moi) en son milieu ou (comme mes enfants) à son terme, ils sy trouvent chez eux. Rien ne leur est étranger, ni les thèmes, ni les dessins, ni les couleurs, ni les textes, ni lusage de la typographie
Oui, voilà le monde dans lequel nous avons grandi, dans les années cinquante, soixante ou quatre-vingt. Voilà le monde tel que nous nous le sommes représenté, avant même davoir appris à lire.
Ces livres pourtant, avant 2005, nous ne les avions jamais vus. Publiés à Leningrad, entre 1925 et 1927, ils navaient jamais été traduits. En Russie même, ils étaient introuvables, et depuis les années trente. Mais leur force est telle que ni les années, ni lisolement, ni la censure, ni même les reniements de leurs auteurs nont pu la réduire. Lécole de Leningrad est une étoile à vie courte dont le rayonnement a traversé le temps. Une étoile belle « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection dune machine à coudre et dun parapluie ». Comme la rencontre en 1917 en Russie de lavant-garde et de la révolution. De Lénine et de Maïakovski.
Marchak et Lebedev appartiennent à la fois à la machine à coudre et au parapluie. À Marx et à Malevitch. Dun côté, la volonté de libérer le monde de la servitude capitaliste. De lautre, celle de libérer lart des servitudes figuratives. Créer en même temps lart et le monde nouveaux. Et, plutôt que de subordonner le second au premier (voire, comme en dautres temps, le premier au second), les associer jusquà ne plus pouvoir les démarier. Dix ans durant, quelques figures émouvantes et tragiques tiennent le pari dêtre à la fois radicalement artistes et radicalement politiques. Tout est à réinventer. Recommençons au début. Repartons de lenfance.
Si troublante que soit lidée pour des consciences contemporaines, il arrive que la propagande, au lieu de créer de limbécillité, soit le lieu de linvention. Quand Marchak, poète, et Lebedev, peintre, sadressent aux enfants, ils concourent à la formation de lhomme socialiste. À léducation de son regard
socialiste. À la construction de son avenir socialiste. Fin des contes traditionnels, de leurs discours aliénants, de leurs imageries passéistes, de leurs ornementations bourgeoises. Place aux formes pures du quotidien, à la poésie inattendue du présent. Place au monde comme il va, à son industrie, à ses objets, à ses figures. Place à la modernité.
Lhomme (la femme) de la modernité, cest lenfant. Les préjugés nont pas eu le temps dencrasser ses yeux et ses oreilles. Son regard libre se moque de reconnaître le beau du laid, la tradition de la nouveauté, lacadémisme du constructivisme. Ce quon ne peut demander à un adulte comprendre le tourbillon, laimer et le faire sien , on peut lattendre dun enfant, de son intelligence immédiate. Lenfant est le meilleur de lhomme. Marchak et Lebedev lui offrent le meilleur de lart. Mais bientôt, de tout cela, des enfants et des oeuvres, il ne restera plus rien. Arrive le temps du meilleur des mondes. Son horreur, sa cruauté, sa laideur.
Avec la fin de la NEP, commence lélimination de lavantgarde russe. Les artistes sont physiquement ou intellectuellement brisés. En 1934, Marchak et Lebedev, catalogués « artistes barbouilleurs », rentrent dans le rang. Littéralement, ils sécrasent. Le réalisme socialiste fleurira sur le charnier. Maïakovski sest tiré une balle dans le coeur en 1930. « La barque de lamour sest brisée contre la vie courante. Comme on dit, lincident est clos. »
Mais au moment même où sombre lécole de Leningrad, elle essaime. Des artistes se remettent au travail, dans lexil. En France par exemple, où Paul Faucher les édite chez le Père Castor. Alliance du texte et de limage, typographie, pureté des formes, simplicité des thèmes, qualité de lexécution, ambition de loeuvre, quête de la modernité
Ce qui se transmet alors na cessé de travailler depuis. Si la révolution a eu lieu, cest dans le livre pour enfants. Dans cet art populaire, reproductible, influent, admiré de Blaise Cendrars et méprisé par les clercs. Celui qui a sculpté notre regard et forgé notre imaginaire, à nous, internationale des enfants du XXe siècle.